Le Bonhomme à lunettes rend la vue aux populations marginalisées
Popularisées par les plus grandes marques du luxe comme un accessoire de mode à part entière, les lunettes de vue peuvent atteindre des prix stratosphériques. Afin d’améliorer l’accès à ce qui demeure néanmoins un dispositif de santé essentiel, y compris pour les personnes sans statut, le Bonhomme à lunettes fait régulièrement le tour des organismes communautaires de Montréal depuis 17 ans. Reportage.
Dans le hall de Fourchettes de l’espoir, une entreprise d’économie sociale située à Montréal-Nord, deux opticiens munis de dizaines de paires de lunettes soigneusement rangées dans leurs mallettes conseillent leurs clients. « On vient ici tous les mercredis de 13 h à 15 h ; tout le monde peut venir, il suffit d’avoir une ordonnance », explique Mathieu, l’un des 25 opticiens employés par Le Bonhomme à lunettes.
Un peu plus loin, plusieurs personnes attendent patiemment leur tour, tandis que de nouveaux clients prennent place dans la file. En une heure, une dizaine d’entre eux ont choisi ou récupéré leur paire. Mais pourquoi viennent-ils tous ici plutôt que de se rendre dans une lunetterie traditionnelle ?
« Ça me coûte deux fois moins cher »
Rondes ou rectangulaires, noires ou colorées, en métal ou en plastique, toutes ces lunettes placent le client devant un choix quasi cornélien. Le jeune homme qui essaie des paires ne semble plus savoir où donner de la tête. Heureusement, sa tante l’accompagne et le conseille. C’est elle qui lui a parlé du Bonhomme à lunettes.
« Je suis mère de trois enfants, dont deux qui portent des lunettes, et j’ai moi-même des lunettes. Je viens ici parce que ça me coûte deux fois moins cher ! Surtout que les enfants ont tendance à les perdre ou à les casser, donc c’était un budget important chaque année. Avec l’inflation, je préfère garder cet argent pour autre chose. Du coup, je me suis rendu compte qu’il fallait que je trouve une alternative. Depuis que j’ai mis les pieds ici, ça fait trois ans que je ne vais plus ailleurs », témoigne Aïcha, une enseignante d’origine marocaine qui réside à Montréal-Nord depuis plus d’un quart de siècle.
Le Bonhomme à lunettes lui permet d’économiser plusieurs centaines de dollars chaque année, que sa famille peut consacrer à d’autres besoins essentiels, comme l’épicerie, les vêtements, les activités parascolaires.
D’autant que Aïcha ne bénéficie pas, comme beaucoup de Montréalais, d’une assurance maladie collective. « En tant qu’enseignants, le système gouvernemental ne nous permet pas de bénéficier d’une assurance maladie, et la prise en charge de la RAMQ est clairement insuffisante pour le prix qui est demandé dans les magasins traditionnels. Ici, les opticiens ne cherchent pas à nous vendre la paire la plus chère ou des options dont on n’a pas besoin », confie la cinquantenaire. Grâce à elle, son neveu n’en aura que pour une centaine de dollars, contre 300 $ dépensés pour sa monture précédente.
Dany est elle aussi enseignante. Avec sa chevelure blonde qui lui tombe élégamment sur les épaules, ses lunettes tendance sur le nez et ses taches de rousseur sur les joues, on lui donne bien moins que son âge. Celle qui approche de la retraite est également une habituée du Bonhomme à lunettes.
« L’été, quand l’école est fermée, je tombe sur le chômage. Donc, je fais attention avec mon argent, je checke les circulaires, je compare les prix… Avant, je payais au moins 650 $ pour une paire de lunettes progressives, ici c’est 300 $ ! Clairement, c’est le genre d’économies qui vont me permettre de profiter de mon été malgré tout », souligne celle qui vit à Montréal-Nord depuis 10 ans.
À l’heure où se loger n’a jamais coûté aussi cher et où trouver un emploi est de plus en plus difficile, se soigner est devenu un luxe pour une partie de plus en plus importante de la population. Un constat d’autant plus marqué pour tout ce qui touche les soins visuels et dentaires, qui sont parmi les plus mal pris en charge.
Personnes sans statut, bénéficiaires de l’aide sociale – des paires de 0 à 20 $
Placer les lunettes de vue à la portée de toutes les bourses, tel est le credo du Bonhomme à lunettes depuis sa création, en 2007. S’il s’adresse à toutes et à tous, il cible plus particulièrement les personnes en situation précaire. Parmi elles, les immigrants sans statut sont parmi les plus à risque de vivre sans lunettes par manque d’argent ou d’informations.
« Pour les bénéficiaires de l’aide sociale, on propose des paires de lunettes gratuites pour les enfants, et à 20 $ pour les adultes. Bien sûr, s’ils souhaitent des options particulières, comme des verres qui s’obscurcissent ou autre, cela fait monter la note », indique Mathieu, l’un des deux opticiens présents ce jour-là dans le hall de Fourchettes de l’espoir.
Le programme Mieux voir pour réussir, de la Régie de l’assurance maladie du Québec (RAMQ), offre par ailleurs un remboursement de 300 $ tous les deux ans sur les lunettes ou les verres de contact à tous les jeunes de moins de 18 ans. « Avec les prix qu’on pratique, cela permet à chaque enfant d’avoir trois paires au lieu d’une ou aux parents de garder le reste de l’argent pour d’autres dépenses », se réjouit Philippe Rochette.
S’étant fixé pour objectif de toucher toutes les populations, Le Bonhomme à lunettes se rend également dans des organismes travaillant auprès des immigrants. « Pour les réfugiés ou les demandeurs d’asile, il nous suffit du fameux “papier brun” [nom donné au document du demandeur d’asile (DDA), NDLR] pour leur permettre d’avoir accès à l’aide fédérale. De cette façon, nous pouvons leur offrir des lunettes entièrement prises en charge », explique-t-il.
« On offre les mêmes services que dans les magasins traditionnels, à la différence qu’on est mobiles et qu’on a une vocation communautaire. “Mobile”, ça veut dire qu’on se déplace avec notre magasin roulant dans 75 points de service à Montréal et dans les alentours. L’autre différence importante est qu’on n’a aucun objectif de vente, contrairement à ce que j’ai pu connaître ailleurs en tant qu’opticien. On cherche simplement ce qui va être le mieux adapté aux besoins de chacun », assure Mathieu.
C’est cet aspect communautaire qui permet au trentenaire de « se sentir utile et de mettre du sens » au cœur de son métier. Ils sont 25 opticiens à avoir fait le choix, comme Mathieu, de se joindre à cette entreprise pas comme les autres. Car, contrairement à ce que l’on pourrait penser, Le Bonhomme à lunettes n’est pas officiellement un organisme communautaire. Il s’agit bel et bien d’une société à but lucratif.
Plus de 150 000 $ versés aux acteurs communautaires chaque année
« J’avais envie de trouver une façon d’utiliser ma qualification d’opticien pour aider les autres. » Vous l’aurez compris, Philippe Rochette n’est pas un homme d’affaires comme les autres. Il a fait le choix peu commun de ne pas adopter une stratégie basée sur la course au profit. Dix-sept ans après la création du Bonhomme à lunettes, il a relevé le défi avec brio.
Derrière un regard vert lagon qu’aucune paire de lunettes ne dissimule se cache un Montréalais de 49 ans, père de deux jeunes filles auxquelles il souhaite transmettre ses valeurs.
« Je suis né dans une famille monoparentale ; avec un père qui nous a laissés sans le sou, ma mère, ma sœur et moi. Aujourd’hui, j’ai le luxe de pouvoir très bien vivre de mon métier, tout en respectant mes valeurs. C’est aussi, je pense, ce qui plaît à mes employés, que je rémunère bien et qui n’ont pas d’objectif de vente. J’ai un très bon taux de rétention », explique-t-il. Mais comment parvient-il à offrir de tels prix tout en dégageant un bénéfice ?
Il n’y a aucune recette miracle, Philippe Rochette a tranché dans toutes les dépenses. Les centaines de paires de lunettes proposées aux clients suivent les tendances, mais aucune n’est griffée. Ici, aucune marque de luxe. « J’ai tout fait tout seul les quatre premières années, et depuis 2007, je pratique toujours les mêmes prix, inflation ou pas. On se déplace chez des organismes qui nous prêtent leurs locaux ; donc, nous n’avons pas de frais de location. On ne fait pas non plus de publicité ou de marketing, et on travaille avec les fournisseurs sur les volumes. Ce n’est pas plus compliqué que ça et ça fonctionne ! » s’enthousiasme le chef d’entreprise.
Opticien diplômé, passionné de cinéma et amateur de tennis, Philippe Rochette a toujours fait du bénévolat. Pour aller au bout de son idée, il verse par ailleurs une partie de ses profits aux 75 organismes communautaires qui accueillent les points de service. Depuis sa création, Le Bonhomme à lunettes a remis près de 1,5 M$ au milieu communautaire, soit environ 150 000 $ chaque année. Des fonds qui sont plus que bienvenus quand on sait à quel point la recherche de subventions est de plus en plus difficile pour ces acteurs pourtant essentiels.
« C’est un système gagnant-gagnant ! Aujourd’hui, ce sont les organismes qui nous demandent de venir chez eux », conclut Philippe Rochette. Voilà la preuve, s’il en fallait une, qu’en marge du capitalisme, l’économie sociale est capable d’initier un cercle vertueux.