« Ma vie, c’est le sommet et la vallée » : quitter son pays à cause de son militantisme
Cet article fait partie de l'Initiative de journalisme local (IJL)
Grande femme au regard curieux, Jalia* se laisse porter lorsqu’elle commence à raconter le chemin qui l’a conduite au Canada. Elle garde sa tuque tout le long de notre conversation, mais porte un t-shirt bleu foncé qui montre ses bras. Les cicatrices de brûlure attirent l’attention, mais son récit fait place à des images vivantes, grâce à son riche pouvoir d’évocation, qui nous transportent avec elle jusqu’en République démocratique du Congo (RDC).
Si elle a accepté de partager son histoire, qu’elle garde normalement pour son journal intime, à La Converse, c’est pour bien faire comprendre qu’être demandeur d’asile n’est pas un choix, mais une nécessité. Surtout quand on laisse tout derrière soi, notamment une carrière prometteuse.
« Faire le ménage, ce n’est pas facile. Je rentre chez moi et j’ai des crampes ; je me réveille même la nuit à cause de ces crampes. Je n’avais pas ça avant de commencer les ménages, m’indique Jalia vers la fin de notre entretien. Il y a des semaines où je travaille sept jours. »
La vie de la jeune femme de 27 ans n’a toutefois pas toujours été ainsi.
Avocate de formation, elle réussit son barreau en RDC. « J’ai beaucoup évolué dans le milieu associatif, pour les causes environnementales, mais aussi pour la cause des femmes », explique-t-elle. C’est ce militantisme qui finit par lui coûter sa sécurité dans son pays et qui la pousse à faire une demande d’asile au Canada, en décembre dernier, après la conférence de la COP15 sur la biodiversité, organisée à Montréal.
Un parcours scolaire difficile… mais salutaire
Jalia tient à mentionner que son parcours universitaire a été un véritable chemin de croix. Elle a d’abord dû composer avec plusieurs problèmes administratifs – elle n’était pas inscrite officiellement à l’université, ce qui lui a presque coûté ses examens. Jalia rapporte aussi avoir subi de l’intimidation dans les résidences universitaires. « Si je laissais mes vêtements sécher sur la corde à linge, ils disparaissaient et je voyais mes camarades de classe qui les portaient le lendemain, mais je ne pouvais rien dire », lance-t-elle. Jalia apprend ainsi que la vie n’est pas simple et, surtout, qu’elle peut être injuste.
Elle en a longtemps voulu à son père de lui avoir infligé cette épreuve, pendant laquelle elle a dû tout apprendre : laver ses propres vêtements, cuisiner et… connaître la faim. Jalia pense que cette expérience l’a préparée à sa nouvelle vie au Canada. « C’était une période très difficile, mais j’ai l’impression que mon père voulait que je passe par là pour comprendre la vie », lance celle qui a grandi dans une famille congolaise aisée.
Quand l’engagement social oblige à la fuite
Diplômée et avocate junior en RDC, Jalia aurait pu se contenter de profiter d’un poste qui lui aurait permis de gagner très bien sa vie et de jouir des avantages de son salaire. Or, elle décide plutôt de s’impliquer dans un groupe de la société civile qui promeut la protection de l’environnement ainsi que le droit des femmes.
Rappelons ici que la RDC se classe au 8e rang des pays les plus dangereux pour les militants pour le climat, selon un rapport de Global Witness. De 2012 à 2022, pas moins de 72 militants défendant cette cause ont été tués.
Les revendications visant à protéger l’environnement en RDC sont multiples : elles vont de la protection des forêts et de la biodiversité animale et végétale à la sauvegarde des sous-sols, d’où proviennent plusieurs minerais précieux comme l’or, le coltan et le cobalt. Ces minerais sont particulièrement importants dans la fabrication de plusieurs appareils électroniques comme les ordinateurs portables et les cellulaires.
D’ailleurs, des compagnies minières canadiennes opèrent au Congo-Kinshasa, dont plusieurs se sont retrouvées dans la mire d’organismes de défense des droits de la personne pour abus. Les activités minières en RDC sont par ailleurs l’une des principales causes de déforestation de la région.
Au cours des derniers mois de 2023, on a observé une résurgence des violences dans le pays, où des élections présidentielles sont prévues le 20 décembre. Près de 7 millions de personnes sont déplacées à l’intérieur des frontières de la RDC en raison de violations massives des droits de la personne perpétrées par des groupes armés.
C’est dans ce contexte que Jalia fait son bénévolat.
« Souvent, nous allions sensibiliser les jeunes et les gens dans ma province à la non-violence, notamment contre les enfants-soldats, raconte-t-elle. Un jour, nous avions une activité avec les jeunes, et après l’activité, je suis rentrée à Goma, mais l’Agence de renseignement national m’a convoquée. » Ç’a été le début de son calvaire.
Jalia sera détenue sans motif toute une nuit, après avoir été enfermée quelques minutes dans une cellule pleine d’hommes. « Je suis rentrée dans la cellule, et les hommes qui étaient là m’ont arraché tous mes vêtements ; j’ai crié au secours aux policiers. Après, j’ai compris que c’était un coup monté, ils voulaient juste me faire peur. C’était pour que j’arrête ce que je faisais », murmure-t-elle. Ces faits n’ont pas été vérifiés par La Converse.
Son père finit par payer la caution pour la sortir de cette détention, mais il la somme de rester dans un hôtel.
Des représailles
« Ils sont venus la nuit dans mon hôtel et ils ont mis le feu. C’est là que je me suis brûlée.
Je me suis réveillée dans une chambre en feu et pleine de fumée », raconte Jalia en montrant ses bras et son cou. Elle ne s’explique toujours pas comment ces gens ont pu pénétrer dans sa chambre.
Elle poursuit : « Des gens sont venus pour tenter de me secourir ; on m’a mise à l’extérieur. Ils ont appelé l’ambulance, qui devait m’amener à l’hôpital, mais mon père m’a tout de suite reconduite à l’aéroport pour que je parte vers Kinshasa, la capitale. »
Les cicatrices sont encore là, rappel constant de la violence liée à son militantisme.
« Ensuite, j’ai reçu des menaces chaque jour par téléphone » – une situation intenable.
Jusqu’à ce que son engagement pour l’environnement se transforme en porte de sortie : elle participe dans la métropole québécoise à la COP15, un sommet sur la biodiversité auquel elle prend part en tant que militante écologiste de la RDC. C’est une fois à Montréal qu’elle dépose une demande d’asile.
Vouloir ne veut pas dire pouvoir : la difficulté de trouver du travail
Une fois sa demande d’asile déposée à Montréal, et alors qu’elle doit quitter l’hôtel où elle logeait durant la conférence de la COP15, Jalia se rend rapidement compte que ses options sont limitées. Elle obtient un hébergement temporaire d’urgence grâce au Programme régional d’accueil et d’intégration des demandeurs d’asile (PRAIDA), un organisme qui aide les demandeurs d’asile à leur arrivée.
Débrouillarde, elle fait appel aux services du Regroupement des organismes du Montréal ethnique pour le logement (ROMEL), qui aide les nouveaux arrivants à trouver un logement, même s’ils n’ont pas beaucoup de documents.
Jalia raconte : « Quand j’y suis arrivée, le responsable m’a dit que j’avais de la chance : un logement de 700 $ par mois était disponible. Je l’ai pris sur place, sans le voir ! »
Et sans avoir l’argent ! Même si elle voulait ne plus avoir recours à son père, Jalia lui a demandé des sous pour payer les deux premiers mois de loyer. Ce sera la dernière fois, et elle en éprouve une certaine fierté. Sa vie ici, elle la bâtit.
« Le responsable [chez ROMEL] m’a donné la clé et l’adresse de la maison ; j’ai signé sans même savoir où j’allais. » Cela la fait rigoler avec le recul, mais lui rappelle aussi le sentiment d’urgence de trouver un toit coûte que coûte.
« Quand je me suis rendue dans mon petit logement, je n’avais pas de lit, mais il était déjà tard. J’ai mis mes vêtements par terre et je me suis endormie. Le lendemain, je suis allée me chercher un lit, de toute urgence, et puis quelqu’un m’a parlé de Marketplace, en ligne. » Une manne d’or, pour trouver toute sorte d’objets à petit prix pour sa nouvelle vie.
Pas d’expérience… québécoise
De fil en aiguille, Jalia trouve un emploi… à Tadoussac. Il s’agit d’un emploi dans un terrain de camping de cette ville de la Côte-Nord, à plus de six heures de route de Montréal.
« C’était une belle aventure, j’ai beaucoup aimé », relate-t-elle avec un grand sourire. Pendant deux mois et demi, pendant l’été, c’est la vie simple, loin du brouhaha de la métropole. Mais elle doit retourner à Montréal, puisqu’il s’agit d’un poste estival. Une autre réalité l’attend, qu’elle redoute : la chasse infructueuse à l’emploi.
Car durant tout son séjour à Tadoussac, elle n’a pas chômé : « J’appliquais tous les jours sur LinkedIn, sur Indeed ; j’avais même des entrevues. Il m’est arrivé de faire trois entrevues par jour », raconte Jalia. Sans succès. « Soit c’est l’anglais qui me faisait défaut, parce que je n’avais pas suffisamment de connaissances [dans cette langue], soit je n’avais pas assez d’expérience dans le domaine [où je postulais], ce qui avait pour conséquence qu’on ne me prenait pas. »
« C’est vraiment difficile de se rendre compte à quel point l’expérience québécoise compte pour beaucoup, alors qu’on vient pourtant avec de l’expérience », s’indigne Jalia.
Elle commence alors à gruger dans ses économies.
« Je m’étais dit que, plus jamais, je n’allais demander de l’aide à mon père ou à qui que ce soit.
Je suis restée à la maison un mois sans entrée de salaire. Deux mois. » Le temps file lentement, mais l’argent, lui, plus rapidement. Pendant notre conversation, elle revit cette angoisse.
« Je me suis dit : “Je peux commencer à faire le ménage chez les gens.” D’un côté, je me suis demandé : “Serais-je capable de le faire ?”, mais de l’autre, je me suis dit : “Est-ce que ça va payer mes factures ?” », lance-t-elle en riant, mais d’un rire qui évoque la fatalité.
C’est ainsi qu’elle prépare une annonce pour Marketplace, là où quelques mois plus tôt, elle achetait tout le nécessaire pour garnir son appartement.
Mais au-delà de la nécessité de payer ses factures et de manger, Jalia se met aux ménages parce qu’elle a un autre but en tête : elle veut retourner aux études. « C’est ce qui m’a le plus motivée à [faire des ménages]. »
« Ma première cliente se trouvait à Saint-Hyacinthe. Je ne savais pas où c’était, mais j’ai accepté parce que j’avais besoin d’argent », rapporte-t-elle, avant d’évoquer son désespoir quand elle s’est rendu compte de la distance à parcourir.
« Ce n’était pas facile, avec le trajet et tout le travail, dit-elle. Je suis rentrée à moitié morte, à moitié vivante. » « Dès le lendemain, j’ai voulu effacer l’annonce, mais j’avais beaucoup de demandes », raconte celle qui est réveillée la nuit par des douleurs causées par le frottage.
« Ma vie ici au Québec et ma vie au pays, c’est comme le sommet et la vallée. »
Je lui demande si la vallée, ou le creux de la vague, est ici. « Oui, c’est ici, parce que j’étais avocate là-bas, je gagnais beaucoup d’argent, et mon père aussi a beaucoup d’argent. Du coup, je nageais dans l’abondance », répond-elle. Les sorties avec les amies dans les restaurants chers, les achats, les nouveaux téléphones étaient monnaie courante. Mais l’argent n’achète pas la paix d’esprit.
Lorsqu’elle recevait des menaces et devait donner des ateliers sur les changements climatiques dans les villages, elle était obligée de payer un garde du corps pour qu’il l’accompagne. Une situation intenable. « Cette paix de pouvoir dormir, tout en sachant que personne ne me traque, que je peux rentrer quand je veux, je te jure, ça vaut la peine », affirme-t-elle.
Pas de renoncement
Malgré tout, son temps est consacré aux autres. Offrant ses services pour plusieurs activités bénévoles ici à Montréal, notamment dans une banque alimentaire, Jalia s’implique toujours dans son ancienne association militante.
« Même en étant ici, je poursuis mon activisme en militant contre les changements climatiques et pour la place des femmes dans la société, mais en faisant des tâches qui se font en ligne », ce qu’elle mentionne comme étant une évidence, la conviction étant plus forte que tout.
« J’aime bien aider les autres, malgré ma situation. Même quand je fais des ménages, quand les gens veulent jeter des choses, je les prends et on les donne dans mon église. Quand il y a de nouveaux arrivants qui ont besoin de choses, ils peuvent en tirer satisfaction. »
Elle s’inquiète aussi tous les jours pour sa famille. « Avoir de la famille ou des amis au Congo, ça veut dire être toujours inquiète », déclare-t-elle, consciente que les violences en RDC, bien que moins présentes dans sa région, pourraient bien se propager.
« Tout ça, je le garde pour moi. Quand j’ai besoin de parler, je l’écris. Je n’ai pas d’amis ici. Ou alors j’appelle ma mère, ce qui me donne un peu de courage pour continuer. »
*Nous avons modifié son nom pour des raisons de sécurité.