Vieillir en famille: un choix de société
Les spécialistes en gériatrie recommandent de plus en plus que les aînés vieillissent auprès de leurs familles, avec l’aide de l’État s’il le faut. Mais Enice Toussaint et Jean-Paul Langlois n’avaient pas besoin d’experts pour le savoir : leur expérience vécue est indéniable.Ça bouge chez les Toussaint. Enice, 74 ans, vit avec son frère et ses petits-enfants dans une petite maison du Plateau Mont-Royal, léguée par sa sœur ainée. Cette dernière, infirmière de métier, a terminé sa retraite comme bénévole dans les CHSLD, et Enice n’oubliera jamais ce que sa sœur lui répétait : « Si je tombe malade et que je deviens légume, laissez-moi partir, ne me placez pas. »
Il faut dire que l’entraide familiale fait partie des mentalités et valeurs de la communauté haïtienne. « C’est rare qu’on place les parents dans les CHSLD. Même si quelqu’un est atteint d’Alzheimer, on s’en occupe. Les parents et amis viennent aider », explique la septuagénaire. Sa petite-fille, Elle Camay, est consciente de sa chance. « Ça donne une sagesse de vivre au quotidien avec sa grand-père ou un oncle. On apprend de leur expérience de vie et de leurs précieux conseils », dit l’étudiante en littérature de 24 ans. Le soir, les jeunes adultes ferment leurs portes de chambre et baissent le volume. Le jour, ils aident pour transporter les sacs d’épicerie. Le clan est soudé. Ce modèle est idéal selon Elle Camay. Ses propos ont de quoi rassurer Enice. Son vœu le plus cher est de vieillir le plus longtemps possible en compagnie de ses proches. Elle pense à cette dame aveugle dans le voisinage qui, à 97 ans, vit encore avec son fils de 70 ans. « Il faut garder les aînés le plus longtemps possible à la maison. Qu’on les laisse en paix chez eux et qu’on trouve des gens pour les aider au jour le jour », croit-elle.
L’argent ne fait pas le bonheur
Le coronavirus rappelle à Jean-Paul Langlois son enfance dans les années 1940, à Sainte-Flore, en Mauricie. Son grand-père habitait en face de chez lui, de l’autre côté du rang. Du jour au lendemain, les visites ont été interdites. La tuberculose semait la terreur partout. Lui et sa famille ont assisté, impuissants, au décès de ses trois tantes âgées de 23, 27 et 29 ans. C’est dans sa résidence en tour luxueuse de Longueuil que l’homme de 84 ans se remémore ces souvenirs. À l’intérieur, les locataires ont accès à une piscine, table de billard, balcon et grand garage sous-terrain.
Mais Jean-Paul n’hésiterait pas à troquer ce confort contre une vie en famille. Il caresse d’ailleurs un beau projet avec sa fille Lorraine : celui de construire une maison bigénérationnelle à Longueuil. « On suit l’exemple de ma sœur Monique qui a vendu sa maison à Shawinigan pour aller rester avec sa fille et ses deux petits-enfants », dit-il. En attendant, Jean-Paul prend son mal en patience et s’occupe avec des projets personnels. « Je me sens un peu comme un prisonnier, confie-t-il. Si j’avais pu conduire juste un peu pour changer d’air. » Il se console en pensant à son amie, une ancienne collègue de travail qui vit dans une tour semblable à Montréal. Elle demeure confinée dans sa chambre à la journée longue. « Moi, je peux au moins descendre chercher mon courrier. Et mes filles viennent me voir. À travers la vitre, on peut se parler grâce au téléphone. »
Un choix de société
Les vœux de Jean-Paul et d’Enice sont partagés par de plus en plus d’experts. Le premier ministre François Legault a lui-même évoqué une réflexion sociale à envisager. « Nos parents et grands-parents aboutissent dans les CHSLD plus qu’ailleurs dans le monde », a-t-il récemment affirmé. Gina Bravo, chercheure au Centre de recherche sur le vieillissement à Sherbrooke, appréhende quant à elle d’autres pandémies. Elle croit qu’il faut commencer par délaisser l’actuel modèle qui privilégie l’hébergement d’ainés dans des résidences ou CHSLD. « Des personnes âgées ont cessé de s’alimenter. Certains sont décédés sans même que leur famille le sache. Comme société, cela démontre un échec. »
Le modèle actuel ne fonctionne pas, dit Catherine Dorion de Québec Solidaire, qui suggère carrément l’abolition des CHSLD. Au cours des dernières années, le public était informé par les rapports d’enquête de la Vérificatrice générale ou les cris du cœur envoyés par les soignants. « C’était scandaleux un peu comme aujourd’hui et puis, on oubliait cela par après», analyse la politicienne de 37 ans. Son parti suggère des allocations qui fonctionneraient de la même façon que le Régime québécois d’assurance parentale (RQAP). « Cela permettrait à un proche aidant d’engager des gens pour des soins de base et s’accorder un répit. » Une place dans un CHSLD coûte 100 000 $ par année. « On peut en faire du millage avec 100 000 $, dit Catherine Dorion. Pourquoi le gouvernement ne met pas cet argent-là dans les soins à domicile? » Plusieurs prétendent qu’on a abandonné nos aînés. On les a « parqués » là. « Ce n’est pas tout à fait vrai, croit Mme Dorion. C’est devenu des choix individuels faisant partie de notre culture. C’est triste. En même temps, c’est facile de dire à quelqu’un : occupe-toi de ton père atteint de l’Alzheimer. Il va prendre l’argent où? Il doit arrêter de travailler. On ne vit pas dans une communauté ou les gens s’entraident », déplore-t-elle.Mme Dorion suggère de s’inspirer du Danemark ou des Pays-Bas, lesquels consacrent plus de 70 % de leurs dépenses publiques pour les soins à domicile.
Au Québec, cette statistique s’élève à seulement 15 %. Doit-on s’inspirer de pays européens comme la Suisse et l’Autriche qui proposent des allocations financières à ceux qui prennent soin de leurs parents?La société québécoise est-elle prête à suivre le modèle d’Enice Toussaint qui vit heureuse avec ses petits-enfants? « C’est un gros autobus qu’il faut changer de bord, ce n’est pas évident », conclut la chercheure en gériatrie Gina Bravo.