« Ça fait mal » : le discours sur l’immigration et le logement dérange
Depuis quelques semaines, des politiciens et des économistes mettent en garde le public contre l’immigration, qui serait en partie responsable de la « crise du logement ». Au cœur des discussions, des chiffres sont invoqués – capacité d’accueil, question de mathématiques –, mais des demandeurs d’asile et des gens qui travaillent en immigration y voient un risque.
La Converse les a appelés à réagir aux possibles effets du discours ambiant.
Nina Gonzales* a la voix qui tremble un peu. Le sujet qui fait actuellement les manchettes provoque chez elle une certaine indignation.
« Les politiciens sont capables de parler et de dire des mots durs et cruels contre les immigrants. Les personnes oublient que nous avons fui notre pays d’origine [...] et que si on parle des travailleurs temporaires, c’est que nous venons ici pour essayer d’améliorer notre qualité de vie, pour nous et notre famille », lance cette militante des droits des travailleurs sans statut au bout du fil. « Ça fait mal ! »
Elle-même mère monoparentale et sans statut, elle s’explique mal le discours ambiant.
Rappelons, entre autres déclarations, que le chef du Parti conservateur du Canada, Pierre Poilièvre, a répété qu’il fallait lier l’accueil des immigrants à la construction de logements.
Au-delà de la question du logement, le poids de l’immigration, notamment irrégulière, sur les services sociaux est aussi évoqué. Tout cela dans la foulée de la publication d’une étude de la Banque Nationale sur la capacité d’accueil, qui estime que le Canada se précipite dans un « piège démographique ».
Puis, le 18 janvier 2024, le premier ministre québécois, François Legault, envoie une lettre à Ottawa pour demander de l’aide devant « l’afflux de demandeurs d’asile » qui risque de mener la Belle Province à un « point de rupture ».
Depuis, le ministre de l’Immigration du Canada a annoncé une nouvelle aide pour les provinces pour l’accueil des demandeurs d’asile à hauteur de 362 millions de dollars.
Du côté de la Table de concertation des organismes au service des personnes réfugiées et immigrantes (TCRI), pas question de rester silencieux. Le regroupement de plus de 155 organismes œuvrant auprès de personnes demandeuses d’asile et de réfugiés a dénoncé l’instrumentalisation de ces derniers « pour expliquer la crise des services publics » et a dit qu’« annoncer un “point de rupture” revient à faire l’impasse sur les racines multiples de cette crise » dans un communiqué publié au lendemain de l’envoi de la lettre de Québec au gouvernement fédéral.
« Présenter l’arrivée des demandeurs d’asile comme une crise pour l’État québécois balaie sous le tapis le fait que ces personnes sont elles-mêmes en crise et qu’elles fuient des situations de persécution et de violence sous plusieurs formes », nuance Louis-Philippe Jannard, coordonnateur du volet Protection de la TCRI dans un courriel envoyé à La Converse.
« D’entrée de jeu, il ne s’agit pas de nier la crise du logement. C’est un enjeu réel qui suscite des difficultés pour un grand nombre de personnes, y compris pour les personnes nouvellement arrivées, dans toutes les catégories d’immigration. »
Dérives et dangers
« Ce n’est pas du tout avec un débat pareil qu’on va résoudre quelque problème de politique publique que ce soit. Je trouve que, le fait que ce débat soit biaisé comme ça et que ça puisse être interprété de manière à viser des communautés en particulier, ça n’a que des effets négatifs », martèle Adèle Garnier, professeure au Département de géographie de l’Université Laval. « Je ne vois absolument pas le côté positif de ce débat. Il est positif de parler de l’immigration dans l’espace public et de vouloir discuter de la situation et de l’importance de la migration temporaire. »
La chercheuse de l’Équipe de recherche sur l’immigration au Québec et ailleurs (ERIQA) déplore l’inaction des gouvernements devant les appels de spécialistes du domaine qui déclarent qu’il faut se pencher sur la planification autour de l’immigration. Le discours actuel conduit simplement à « stigmatiser plus ces communautés [immigrantes ou demandeuses d’asile]. Cela met en danger la cohésion sociale et ça ne résout pas du tout les problèmes de la crise du logement », selon elle.
Une crainte partagée par plusieurs de nos interlocuteurs, dont Nina Gonzales.
Des chiffres qui ne disent pas tout
La chercheuse et professeure en sociologie à l’Université de Montréal à la retraite Carole Yerochewski rappelle, quant à elle, une déclaration faite par l’ex-ministre de l’Immigration du Québec Jean Boulet sur les immigrants. Lors de la campagne électorale de 2022, il avait lâché au cours d’un débat radiophonique que « 80 % des immigrants s’en vont à Montréal, ne travaillent pas, ne parlent pas français ou n’adhèrent pas aux valeurs de la société québécoise ».
Dès lors, mentionne Mme Yerochewski, « on peut s’exprimer comme ça sur la place publique ; on peut commencer à renouer avec des discours qui sont en fait xénophobes ».
« [Les immigrants], on vient ici pour améliorer notre vie et celle de nos enfants. C’est épouvantable et c’est inacceptable que des personnes disent cela aussi facilement en public », renchérit Nina Gonzales.
Après le déliement de la parole, poursuit Mme Yerochewski, « la deuxième étape, c’est que les économistes arrivent avec des chiffres qui vont dans le sens de ces petites phrases. Le problème, c’est que vous trouverez toujours des économistes pour appuyer ce que vous dites et d’autres pour aller à l’encontre [de votre idée] parce que l’économie, ce n’est pas une science exacte ».
La troisième étape, toujours selon la sociologue, c’est l’apparition de mesures.
« On pouvait le dire depuis des décennies, que la crise du logement s’en venait, mais la mise en scène actuelle est très forte. »
D’ailleurs, au vu de la confusion dans les statuts migratoires – entre résidents permanents, travailleurs temporaires, demandeurs d’asile, étudiants internationaux –, il est difficile de dire à qui ce discours s’attaque.
Cela dit, un résident non permanent sur trois vit dans un logement qui n’est pas convenable, selon un document publié par Statistique Canada. Cela signifie qu’ils vivent dans un logement avec moins de chambre que la taille de leur ménage. Un chiffre bien loin des 9% pour la population générale.
Gare aux amalgames !
Au Québec, certains commentateurs ont rapidement repris l’« amalgame » hasardeux entre immigration et crise du logement pour le dénoncer ou le nuancer, comme les chroniqueurs et chroniqueuses Michel C. Auger, Aurélie Lanctôt, Paul Journet et Émilie Nicholas pour n’en nommer que quelques-uns.
« Les gens ont tendance à mêler tout ça ensemble, tous ces statuts », estime Richard Ryan, consultant en habitation abordable et ancien conseiller municipal à Montréal de 2009 à 2021.
« Ceux qui ne rentrent pas par la grande porte sont maintenant plus nombreux que ceux qui rentrent de manière régulière. La question des seuils d’immigration, qui est surtout liée au concept d’immigrant régulier, est évacuée. »
Celui qui a aussi travaillé en intégration auprès des nouveaux arrivants explique que ce raccourci plaît beaucoup aux politiciens, car il leur permet d’« évacuer les véritables sources du problème ».
Jointe à son bureau de Québec, Adèle Garnier déplore qu’on simplifie ainsi une question « très complexe ». « Il y a une espèce de focus, une visibilisation des chiffres. Et ça, c’est vraiment [présent, par exemple avec] la question des seuils – avec des chiffres. Ça, pour moi, c’est quand même assez nouveau dans le débat canadien », soutient-elle. Cette stratégie des chiffres permet aux politiciens « de ne pas faire dans la xénophobie », car ils ne blâment pas de communauté en particulier, mais plutôt des « catégories ».
« On dit, par exemple, que les migrants temporaires, il y en a trop, poursuit la professeure du Département de géographie de l’Université Laval. Je pense quand même que c’est dangereux [en raison] de l’impact sur le débat public, parce que c’est clair [...] qu’il va y avoir des impacts individuels et que certaines communautés vont se sentir plus visées que d’autres. »
Pour Louis-Philippe Jannard, de la TCRI, il y a aussi un danger à faire l’amalgame entre l’immigration et les problèmes sociaux.
« Maintenant, l’immigration serait responsable de l’état désastreux des réseaux de la santé et de l’éducation, en plus d’expliquer la crise du logement. Ces associations sont mensongères et de nature à alimenter certains courants ou mouvements anti-immigration, notamment à l’égard des personnes en demande d’asile, qui comptent déjà parmi les populations les plus marginalisées. »
Nina Gonzales le remarque aussi et s’inquiète pour elle et pour ceux qui sont dans la même situation de précarité qu’elle ou qui sont sans statut au pays.
« Un nouvel arrivant ne connaît pas ses droits, il ne connaît pas la réglementation. Ce climat peut créer un espace pour que les propriétaires se permettent d’être abusifs, d’augmenter les loyers à leur goût », ajoute Nina Gonzales, en rappelant que les nouveaux arrivants et les immigrants vivent déjà souvent de la discrimination en matière de logement.
Une crise de l’abordabilité
Si le manque de logements semble être un facteur évoqué dans le discours politique pour expliquer la « crise du logement », cette lecture fait fi des enjeux d’abordabilité, selon certaines personnes consultées par La Converse.
« La crise de l’abordabilité, elle est distincte de la crise de l’offre », estime Richard Ryan, qui rappelle que « la crise est multifactorielle ». « [Elle est] aussi complexe que la question de l’immigration. Demain matin, tu as beau dire : “On va accueillir moins d’immigrants”, mais à quel endroit tu vas vraiment couper ? »
L’Institut de recherche et d’informations socioéconomiques (IRIS) rappelle par ailleurs que le loyer moyen a augmenté de 3,6 % au Québec d’octobre 2021 à octobre 2022 lorsque le locataire est demeuré le même, mais de 13 % lorsque le locataire a changé.
« Cette différence met en évidence le fait que des propriétaires de logements locatifs profitent de la fin d’un bail pour majorer le loyer à un niveau dépassant les hausses recommandées par le Tribunal administratif du logement », peut-on lire dans le rapport de l’IRIS.
Le même organisme a aussi publié une mise en garde en décembre 2023 dans un billet de blogue intitulé « Logement et immigration : attention aux raccourcis ».
« Cette manière dont les politiciens disent que les migrants sont derrière tous les problèmes de la société… c’est lourd… faire porter comme ça tout le poids sur nos épaules… » lance Mme Gonzales.
« C’est un gouvernement qui n’est pas capable de construire des logements sociaux ; ce n’est pas la faute aux immigrants, c’est la faute aux gouvernements, c’est une crise qui est là depuis longtemps. Le Canada est un pays d’immigrants ; donc, il doit développer sa vision du futur. »
Régularisation des personnes sans statut : la crainte d’une volte-face
En décembre 2021, le premier ministre canadien, Justin Trudeau, avait demandé au ministre de l’Immigration de l’époque de proposer une manière de régulariser la situation des personnes sans statut. Pressé par des organismes œuvrant sur le terrain, comme le Migrant Rights Network, le ministre Marc Miller a finalement annoncé en décembre 2023 qu’un « large programme » de régularisation des sans-papiers verrait le jour. Les personnes sans statut seraient au nombre de 500 000 au Canada (il est impossible de confirmer ces chiffres).
Une question, cependant, se pose : le discours actuel fera-t-il reculer le ministre ? C’est ce que craignent certaines des personnes que nous avons consultées.
« Le problème, c’est qu’on voit s’éloigner la perspective d’un programme de régularisation et, il faut le souligner, ça ne rend pas sympathique la cause de la régularisation, alors qu’elle l’était beaucoup au sortir de la pandémie, rappelle Mme Yerochewski. On savait que c’étaient des sans-papiers et des demandeurs d’asile qui avaient continué à travailler, à s’exposer. Ce discours-là ne les rend plus sympathiques… »
Qualifiant le discours actuel faisant l’amalgame entre crise du logement et immigration d’assez « violent », Mme Garnier ne s’en étonne pas. « Ce discours s’inscrit dans une dynamique de polarisation de l’immigration au Québec [qu’on observe] pas mal depuis 2018. » Une polarisation qui ouvre la porte à un changement de cap, même au sein de l’opinion publique.
La professeure Garnier cite un sondage d’octobre dernier produit par la firme Environics. « Les Canadiens sont désormais nettement plus susceptibles qu’il y a un an de dire qu’il y a trop d’immigration au pays » – un renversement d’une tendance qu’on observait depuis 30 ans. « Pour la première fois, un nombre croissant de Canadiens remettent en question le nombre d’immigrants arrivant au pays, plutôt que leur identité et leur provenance », soulignent les chercheurs.
Devant ce durcissement de l’opinion publique sur la question de l’immigration, doublée de certaines annonces faites récemment (pensons aux mesures qui toucheront les étudiants internationaux, notamment la réduction de 35 % des visas d’études octroyés par le fédéral), la promesse de la régularisation semble fragilisée.
« Mais pendant la pandémie, c’étaient les immigrants, les travailleurs temporaires, c’étaient nous qui étions là, rappelle Nina. Nous pensons que nous pouvons arranger notre situation au Canada, [...] mais finalement c’est difficile pour les personnes sans statut ou les immigrants de vivre comme si on était des criminels. [...] Je ne comprends pas, on a quitté notre chez-nous à cause de la guerre, mais de dire que le logement, c’est les immigrants [...] Je pense que les politiciens vivent dans une bulle. »
- Nom d'emprunt destiné à protéger l'anonymat de cette demandeuse d'asile.