Interpellations policières : un jugement favorable aux victimes de profilage racial ?
Le bruit court dans certains cercles communautaires. La Ville devra indemniser des personnes ayant subi du profilage racial de la part du SPVM dans le cadre d’interpellations. Si certains se réjouissent de cette nouvelle, d’autres estiment qu’elle est insuffisante. Elle exclut, par exemple, les victimes de profilage racial lors d’interceptions routières, des cas pourtant loin d’être isolés au Québec. Reportage.
Le 3 septembre dernier, la Cour supérieure du Québec a ordonné à la Ville de Montréal d’indemniser les personnes ayant été victimes de profilage racial lors d’interpellations policières menées entre août 2017 et janvier 2019, concluant que la Ville est responsable, en tant qu’employeur, des discriminations commises par ses policiers. Cette décision fait suite à une plainte déposée par la Ligue des Noirs du Québec et Alexandre Lamontagne, victime de profilage racial en août 2017, contre la Ville de Montréal.
L’administration municipale dispose de 30 jours pour faire appel. Si elle n’interjette pas appel, les victimes de ces interpellations sans motif valable pourront alors recevoir une indemnisation allant de 2 500 $ à 5 000 $.
Cette décision constitue une avancée, selon Max Stanley Bazin, le président de la Ligue des Noirs. En revanche, elle ne porte pas sur les cas de profilage racial survenus dans le cadre d’interceptions routières. Si peu d’études documentent précisément ces discriminations, les plaintes en déontologie policière traitant de situations de racisme ou de profilage racial liées à des interceptions routières au Québec sont passées de 68 en 2021-2022 à 103 en 2023-2024, soit une augmentation de 51,5 %. Un chiffre qui masque l’ampleur du phénomène dont souffrent les Montréalais qui choisissent de ne pas se tourner vers les tribunaux.
Ce n’est pas le cas de Pierre Fritzner, qui attend actuellement que la justice statue sur sa plainte. Si son cas concerne, justement, une interception routière et non une interpellation régulière, il s’estime en revanche victime de profilage racial. C’est aussi le cas de plusieurs personnes qui ont été interceptées au volant de leur véhicule sans motif, mais qui ne seront pas éligibles à l’indemnisation, malgré l’injustice dont elles estiment avoir été victimes.
Les interceptions routières sont différentes des interpellations régulières. Les policiers qui interceptent les citoyens au volant peuvent le faire sans motif, comme il est précisé dans l’article 636 du Code de la sécurité routière. En 2022, une décision du juge Yergeau, de la Cour supérieure du Québec, a toutefois invalidé cette disposition dans l’affaire Luamba, jugeant que des interceptions routières aléatoires favorisaient des situations de profilage racial. L’affaire a été portée en appel et la décision n’a pas encore été rendue, au moment d’écrire ces lignes.
L’habitude d’être interpellé, un problème de société
Printemps 2021. Il est près de minuit, et Pierre Fritzner termine tout juste son travail, qui le garde au bureau jusqu’à des heures tardives. Il monte dans son auto et prend le chemin habituel pour rentrer chez lui, à une vingtaine de minutes, vers le quartier Villeray–Parc-Extension.
Selon ses dires, une voiture de police l’aurait aperçu et aurait fait demi-tour avant de le suivre sur plusieurs kilomètres. « C’est arrivé il y a trois ans, mais je m’en souviens comme si c’était hier », explique le sexagénaire d’origine haïtienne.
« J’étais fatigué, je conduisais doucement et sûrement, mais je savais que je me faisais suivre et que les policiers n’attendaient qu’une infraction de ma part pour allumer leur gyrophare », raconte le Montréalais. Puis, comme il s’y attendait, les lumières rouge et bleu du véhicule policier se seraient allumées et se seraient rapprochées. Il explique s’être rangé sur le côté de la rue, en veillant à se placer à l’angle d’un grand boulevard : « J’étais un homme noir seul qui se faisait arrêter à minuit. Je voulais être quelque part où l’on pouvait me voir, je ne voulais pas être avec des policiers dans un endroit sombre et difficile d’accès », énonce-t-il.
Selon lui, la police l’a questionné pendant deux heures : « D’où venez-vous ? Où allez-vous ? Habitez-vous dans le coin ? Pourquoi êtes-vous dehors à conduire à minuit ? » se remémore Pierre Fritzner. « Je n’avais rien fait d’illégal, et on m’a fait poireauter jusqu’à 2 h du matin parce que j’ai éveillé un soupçon qui, vraisemblablement, est lié à ma couleur de peau », s’indigne-t-il. La police l’aurait finalement laissé partir avec trois contraventions pour des infractions mineures, notamment pour un phare arrière qui ne fonctionnait plus.
M. Fritzner est né et a grandi à Montréal. Au début des années 1980, alors qu’il n’avait que 16 ans, la police, explique-t-il, ne cessait de l’interpeller. «J’étais tellement tanné, je suis même parti déposer une plainte au commissariat. Puis, je me suis rendu compte que c’était absurde de vouloir porter plainte contre la police à la police».
Pour Pierre, tout cela est aberrant. « Des histoires comme la mienne, il y en a des milliers chaque année. J’ai créé un groupe, la Fondation des victimes de profilage racial, qui réunit des personnes ayant vécu des épisodes similaires au mien », déclare-t-il finalement. Il estime que la décision rendue par la Cour supérieure le 3 septembre dernier est favorable à un changement, mais qu’il faudra bien du temps avant que le corps policier cesse les discriminations envers les citoyens.
Le prix à payer pour être indemnisé
Dans les bureaux du Centre de recherche-action sur les relations raciales (CRARR) situés au centre-ville, nous rencontrons Fo Niemi, cofondateur et directeur général de cet OBNL dédié à la défense des droits civils. Le CRARR collabore avec des avocats qui défendent des victimes d’injustice raciale.
Face aux baies vitrées donnant sur la rue Sainte-Catherine, quelques avocats s’affairent silencieusement à leur dossiers, entourés de piles de papiers.
« 5 000 $ d’indemnisation pour une victime de profilage racial ? commence-t-il. Si vous avez été interpellé, menotté, peut-être même bousculé, et détenu… 5 000 $ ? » répète-t-il, visiblement indigné. « La valeur humaine est sous-estimée. Le minimum de l’indemnisation devrait être de 10 000 $ ! » s’exclame-t-il.
Au-delà de la somme, c’est la lenteur du processus qui décourage de nombreuses victimes, rappelle M. Niemi : « La Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse peut prendre jusqu’à trois ans pour enquêter et rendre une décision. Ensuite, il faut parfois attendre deux ans de plus pour que l’affaire soit portée devant le Tribunal des droits de la personne et qu'il y ait une décision rendue. » Les victimes peuvent donc devoir attendre jusqu’à cinq ans pour obtenir une compensation qu’ils jugent insuffisante. « Très peu sont prêts à s’engager dans une telle paperasse pour si peu », remarque-t-il.
Pour beaucoup, l’attente devient aussi un fardeau sur le plan psychologique. « C’est très difficile, car certaines personnes ne peuvent pas passer à autre chose. Elles sont constamment ramenées à leur affaire. » C’est particulièrement vrai pour les jeunes, qui abandonnent souvent rapidement. « Les personnes qui vont jusqu’au bout sont généralement âgées de 30 à 45 ans. Les plus jeunes, eux, se démobilisent rapidement. »
Une hausse du nombre de plaintes a tout de même été constatée depuis le début de l’année 2024. « Une plainte pratiquement toutes les deux semaines », précise Fo Niemi, soit deux fois plus qu’avant 2024. Il ne peut expliquer précisément cette augmentation, mais il s’en réjouit et encourage de nouveau toutes les personnes victimes de profilage racial à porter plainte.
Pour aller plus loin : que faire si on a été victime de profilage racial ?
M. Niemi a accepté de partager avec La Converse ses conseils sur la meilleure façon de procéder en cas d’interpellation.
Rester calme durant une interpellation policière : « Même si vous vous sentez victime d’un piège ou d’une provocation policière, il est important de garder votre sang-froid. Ne réagissez pas avec colère, car cela pourrait aggraver la situation. Des accusations criminelles d’entrave à la police pourraient être déposées contre vous », prévient M. Niemi.
Constituer des preuves : « Filmez immédiatement la scène », recommande M. Niemi. Enregistrez la situation sans attendre. Activez votre téléphone, car sinon, ce sera parole contre parole. » Si vous ne pouvez pas enregistrer ce qui se passe, appelez discrètement quelqu’un, comme un membre de votre famille, et laissez-le écouter la conversation en direct. Cela peut s’avérer très utile. « Vous gagnerez un témoin de la scène », explique-t-il.
Consulter un médecin : Après l’incident, il est conseillé d’aller voir un médecin, surtout si vous avez subi des blessures physiques ou psychologiques.
Ne pas se précipiter pour déposer une plainte : « Attendez au moins un mois avant de déposer votre plainte », conseille-t-il. Écrire une plainte trop tôt peut poser problème si des accusations criminelles suivent, car tout ce que vous écrirez pourra alors être utilisé contre vous.
Déposer une plainte : Vous pouvez déposer une plainte auprès de la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse ou auprès du Commissaire à la déontologie policière.
Respecter les délais : Si vous n’avez pas subi de blessure physique, vous avez jusqu’à six mois pour déposer une plainte. Si vous avez été blessé, le délai peut aller jusqu’à trois ans. « Documentez bien tous les détails », rappelle M. Niemi.
Interpellations « sans motif valable »
Massimiliano Mulone est criminologue de profession et expert de la question du profilage racial. En 2017, il est sollicité par le SPVM à la suite de nombreuses plaintes déposées par des citoyens et portant sur des traitements inégaux des membres des communautés racisées au cours d’interpellations réalisées par le corps policier.
Mais qu’est-ce qu’une « interpellation » signifie dans un contexte de profilage racial ? « C’est similaire à ce qu’on peut appeler un “contrôle de routine”. Il ne s’agit pas d’une arrestation, mais d’une situation qui éveille l’intérêt du policier. Une infraction n’est pas nécessaire pour qu’un policier puisse interpeller une personne, et la décision de l’interpellation dépend entièrement de ce dernier », précise M. Mulone.
« Lors d’une interpellation, le policier a le droit d’identifier et de questionner la personne qu’il cible sans motif valable », ajoute-t-il. Et justement, c’est ce « sans motif valable » qui est problématique, puisqu’il sous-entend qu’un policier a le droit d’intercepter n’importe qui, selon l’expert.
Dans un rapport indépendant sur le Service de Police de la Ville de Montréal de 2019 dont M. Mulone est l’un des auteurs, on peut lire que « certains groupes sont plus ciblés par les interpellations policières. De fait, les Autochtones ont six fois plus de risques d’être interpellés par la police que les Blancs. Les personnes noires se font interpeller quatre fois plus que les personnes blanches selon leur poids démographique. » Les personnes arabes ou maghrébines, elles, ont 2,5 fois plus de chance de se faire interpeller.
À la suite de ces constats, le SPVM a dit « accueillir avec humilité les résultats de l’enquête et s’engager à appliquer les recommandations des experts et à les ré-engager afin de comprendre les données qui ont été recueillies ».
Mais, entre 2020 et 2023, rebelote : dans un deuxième rapport, publié en juin 2023, l’expert constate ce qui suit : « La hausse des interpellations concerne tous les groupes, mais ce sont les personnes autochtones et les personnes arabes qui ont subi, en termes relatifs, la plus forte augmentation. »
Les discours et la pratique
Fady Dagher, le chef de la police de Montréal, a reconnu en cour lors de son témoignage dans le cadre de cette affaire « l’existence du profilage racial et de la discrimination systémique au sein du SPVM ». En février 2023, la mairesse Valérie Plante, qui a également témoigné au cours de ce procès, a indiqué que la Ville reconnaissait « le caractère systémique de la discrimination ».
Cependant, les experts estiment que, sur le terrain, le problème réside en partie dans la manière dont les policiers comprennent les accusations de racisme. « Selon eux, être raciste suppose une intention explicite de discriminer. Ils imaginent, par exemple, que seul un suprémaciste blanc, pleinement conscient et fier de ses croyances racistes, puisse être qualifié ainsi », avance M. Mulone.
Pourtant, des policiers peuvent discriminer sans avoir l’intention de nuire, souligne-t-il : « C’est beaucoup plus complexe que ça. Les préjugés, les biais implicites et les discriminations structurelles ne se résument pas à des actes délibérés. »
Le mardi 24 septembre, dans sa lettre de démission obtenue par Le Devoir, le commandant Patrice Vilcéus a également dénoncé le racisme systémique au sein du SPVM, qualifiant ce problème de « cancer qui ronge l’organisation ».
Les interpellations policières, indispensables à notre sûreté ?
Selon le SPVM, les interpellations policières sont présentées comme nécessaires à la sûreté de la population. Le site du Service de police de la Ville de Montréal indique qu’elles visent à « prévenir les incivilités » ainsi que les « infractions aux lois et règlements ». Cependant, « aucune preuve scientifique ne vient soutenir cette affirmation », commente M. Mulone.
Ces pratiques pourraient même être contre-productives : « Cibler de manière disproportionnée des individus en raison de leur couleur de peau crée un climat d’insécurité au sein de la population, particulièrement parmi les minorités. Ce type de profilage racial engendre des tensions et nuit à la relation de confiance entre les forces de l’ordre et la communauté (...) contribuant à produire plus d’insécurité, plutôt que de la prévenir. »
Dans ces conditions, comment limiter, voire stopper, les interpellations qui mènent à des épisodes de profilage ?
La principale recommandation du rapport est d’imposer un moratoire au sein du service de police sur les interpellations sans motif valable. Ainsi, il faudrait « suspendre volontairement toute interpellation policière qui ne soit pas justifiée par l’enquête d’un crime spécifique ou par le soupçon raisonnable d’une activité illégale ».
Vers un changement en matière de pratiques policières ?
Pour Pierre Fritzner, Massimiliano Mulone et Fo Niemi, le constat est clair : le SPVM a de nombreuses lacunes.
« Même si les causes de ce problème sont plus profondes, poursuit M. Mulone, un jugement défavorable de pratiques policières comme l’interpellation sans motif ainsi que la facture de l’indemnisation des victimes de profilage racial vont sûrement pousser la Ville et son service de police à repenser leurs pratiques. »
Questionné sur ce point, le SPVM s’est dit sensible à la situation et a confirmé qu’un travail d’analyse de la décision de justice était en cours, en collaboration avec le Service des affaires juridiques.
La Ville de Montréal n’a pas souhaité indiquer si elle comptait faire appel de la décision du 3 septembre, « [puisqu’elle procède] actuellement à l’analyse du jugement rendu ».
Note: Une version précédente de cet article mentionnait que les avocats affiliés au CRARR sont des bénévoles. En fait, ils ne le sont pas et facturent le travail qu'ils effectuent pour le CRARR.