Erkin Kurban, un membre de la communauté ouïghoure de Montréal
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Éxilés ouïghours : la peur permanente
21/8/20
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La peur permanente

Les Ouïghours sont une ethnie musulmane sunnite vivant dans la province autonome du Xinjiang (aussi appelée Turkestan oriental), située dans le nord-ouest de la Chine. Turcophone, la population ouïghoure, minoritaire en Chine mais majoritaire dans le Xinjiang, est aussi présente en Ouzbékistan, au Kirghizistan, au Kazakhstan et en Turquie. Leur peuple étant persécuté en Chine, beaucoup de Ouïghours ont trouvé refuge à l’étranger, notamment au Canada.

C’est le cas d’Erkin Kurban, un membre de la communauté ouïghoure de Montréal, dont le nombre s’élève à quelques centaines d’individus. Arrivé au Canada en 1999, ce septuagénaire appartient à la première génération des Ouïghours qui se sont établis au pays. Selon les données disponibles, il y aurait un millier de Ouïghours au Canada.

Le chapeau traditionnel enfoncé sur la tête, M. Kurban a beaucoup à dire.

« La situation là-bas est tellement critique qu’on a du mal à croire que ce genre de chose soit encore possible au XXIe siècle », dit-il avant de faire observer que la Chine se comporte à l’égard des Ouïghours avec une brutalité physique et psychologique qui ne s’explique pas. « Je n’ai même pas les mots pour décrire ce qui se passe là-bas», laisse-t-il tomber, l’air dépité.

À des milliers de kilomètres du Xinjiang, la situation qui prévaut dans cette région autonome de Chine donne des insomnies aux Ouïghours du Canada. « Nous avons de la famille là-bas ; c’est difficile d’être ici tout en sachant que les nôtres sont persécutés », déclare Pakyar (nom fictif), qui sert d’interprète pour M. Kurban. Si les plus « chanceux » arrivent à s’enquérir de la situation auprès des membres de leur famille, la plupart des Ouïghours du Canada n’osent pas questionner les leurs sur ce qui se passe dans le Xinjiang en raison de la surveillance accrue qu’exerce Pékin.

Mais pourquoi une telle persécution ?

Les raisons semblent être multiples, mais les plus importantes sont d’ordre géopolitique et économique, à en croire M. Kurban. « Notre région est vaste et géographiquement bien située. Elle est très riche en ressources naturelles. On y trouve du pétrole, du gaz naturel, des minerais stratégiques – bref, tout ce dont la Chine a besoin pour alimenter son économie et renforcer sa puissance », explique-t-il. Stratégique, la province autonome du Xinjiang l’est indéniablement, elle qui est limitrophe de la Russie, de l’Inde, de la Mongolie, du Kazakhstan, du Pakistan, de l’Afghanistan, du Tadjikistan et du Kirghizistan.

Depuis plusieurs années, la Chine a entrepris de combler son retard de développement en faisant de ce territoire la tête de pont de ses activités commerciales avec l’Asie centrale. De nombreuses multinationales étrangères et chinoises s’y sont installées. Aux yeux de M. Kurban, cela explique le comportement de Pékin à l’égard des Ouïghours, qui revendiquent leur autonomie.

« La Chine ne peut et ne veut pas nous laisser assurer notre propre destin, dit-il. Nous sommes devenus un obstacle à sa croissance économique. » Un avis que partagent plusieurs experts, d’autant plus que Xinjiang occupe une place centrale dans le projet pharaonique des « nouvelles routes de la soie », lancé par le président chinois, Xi Jinping. Étudiant à l’Université McGill, Zapaer Alip coordonne Soutien international aux Ouïghours, une association culturelle qui s’est muée en organisation de défense des droits des Ouïghours. D’après lui, de nombreuses familles ouïghoures du Canada ne communiquent pratiquement plus avec les leurs restés au Xinjiang.

« Toutes les communications sont surveillées, et les gens là-bas évitent de dire des choses qui pourraient les placer dans une situation délicate », explique-t-il. Ce qui est d’ailleurs son cas, nous a-t-il avoué autour d’un café. Zapaer est content de voir que la presse internationale et canadienne évoque de plus en plus fréquemment la situation des Ouïghours. « Avant, les Canadiens avaient une vague idée de ce qui se passait, ils ne saisissaient pas l’ampleur de la situation, dit-il. Grâce aux rapports détaillés qu’ont notamment produits des ONG internationales et le New York Times, les Canadiens comprennent maintenant. »

Selon lui, cela constitue un signe d’espoir, même si la Chine n’entend pas céder de sitôt devant la pression internationale, qui se fait de plus en plus insistante. Pour M. Kurban, « le combat doit se poursuivre ». Il dit être fier de voir sa progéniture s’impliquer dans la cause. Et au sujet des pressions qu’exerce le gouvernement chinois contre les Ouïghours du Canada dénonçant la situation qui prévaut dans la province du Xinjiang, il a ces mots : « J’ai tellement souffert que j’ai oublié comment avoir peur. » Ironie de l’histoire, Erkin, son prénom, signifie « libre » en langue ouïghoure…

Entre endoctrinement, répression et résistance

Dans le Xinjiang, les visées indépendantistes des Ouïghours se heurtent depuis des décennies à la politique répressive du gouvernement chinois. Dans son rapport Éradiquer les virus idéologiques : Vague de répression en Chine contre les musulmans du Xinjiang, l’ONG américaine Human Rights Watch (HRW) conclut que le gouvernement chinois ne respecte pas les droits les plus élémentaires des Ouïghours. « Dans toute la région, la population musulmane turcique, forte de 13 millions de personnes, est soumise à un endoctrinement politique forcé, à des punitions collectives, à des restrictions religieuses et à une surveillance de masse, en violation du droit international relatif aux droits humains », peut-on notamment y lire.

De son côté, la Chine justifie sa politique par la lutte contre le terrorisme islamique et le souci de déradicaliser les Ouïghours. L’ancien ambassadeur du Canada en Chine, Guy Saint-Jacques, estime que cet argument n’est pas sans fondement. « Il y a eu plusieurs attentats en Chine commis par les Ouïghours, et on peut comprendre les mesures qui ont été prises pour enrayer ces actes », raconte-t-il. Si M. Saint-Jacques comprend l’approche adoptée par Pékin il y a quelques années, il refuse cependant de cautionner la politique menée actuellement par le gouvernement chinois à l’égard des Ouïghours.

« Ce qui se passe là-bas n’a pas de sens et ne saurait être justifié par le souci de combattre le terrorisme », affirme-t-il. Car, outre les détentions arbitraires, la torture et les mauvais traitements, on rapporte des cas de stérilisation forcée de femmes dans le but, semble-t-il, de réduire démographiquement la population ouïghoure.

La position délicate du Canada

  1. Kurban et Alip attendent beaucoup du gouvernement du Canada. Ils s’accordent pour dire qu’Ottawa doit agir pour mettre un terme à la marginalisation des Ouïghours en Chine. L’organisme Soutien international aux Ouïghours a proposé un plan politico-humanitaire en 12 points« pour soutenir les populations ouïghoures marginalisées ». « Le Canada doit envoyer un message clair et ferme à la Chine à ce sujet », déclare M. Kurban, qui semble toutefois ne pas se faire beaucoup d’illusions à cet égard. Selon lui, « la Chine ne respecte pas le Canada ». Il en veut pour preuve une situation qu’il a vécue. « Quand je suis allé en Chine en 2006, j’ai été convoqué par les services de sécurité. Lorsque je leur ai présenté mon passeport canadien, ils l’ont jeté à terre en me disant qu’ils s’en foutaient. Comme pour me dire que le Canada ne vaut rien. » Pakyar, notre interprète, estime pour sa part que le Canada doit faire quelque chose, car, fait-il valoir, plusieurs groupes minoritaires sont marginalisés en Chine. « Là-bas, toutes les minorités sont persécutées, qu’elles soient ouïghoures, chrétiennes, juives, etc. Voilà pourquoi il faut exhorter le Canada et les autres pays démocratiques à agir. Se taire, c’est envoyer un mauvais signal au gouvernement chinois. »

Dans une lettre adressée au premier ministre Justin Trudeau, 68 députés et sénateurs ont demandé à Ottawa d’imposer des sanctions à la Chine. Contacté à ce sujet, le ministère des Affaires mondiales Canada s’est contenté de signifier à La Converse que le Canada a « publiquement et systématiquement appelé le gouvernement chinois à mettre fin à la répression au Xinjiang ».

Du côté des États-Unis, la Chambre des représentants a adopté récemment un projet de loi appelant à des sanctions contre la Chine, en réponse à l’internement des Ouïghours. Le Canada a-t-il les moyens d’imposer des sanctions à la Chine ? Pour M. Saint-Jacques, cela est plus facile à dire qu’à faire. « Le Canada n’a pas fait de critiques sévères à la Chine, fait-il observer. Le problème est que tous les pays savent que, s’ils font des critiques très sévères à la Chine, ils vont subir des représailles économiques. »

D’après lui, « la Chine est consciente que la plupart des grands pays ont tellement besoin d’elle pour les échanges commerciaux que personne n’ose prendre des mesures ou instaurer des sanctions trop sévères contre elle. »

Pour MM. Kurban et Alip, cela n’empêche pas Ottawa de faire comprendre à Pékin qu’il devrait corriger son comportement envers les Ouïghours. M. Saint-Jacques, lui, estime que le Canada devrait adopter une approche multilatérale : « Le Canada devrait se concerter avec d’autres pays alliés afin de développer une position commune à l’égard de la Chine, surtout à la lumière de ce qu’on sait maintenant sur ce qui se passe au Xinjiang. » Une approche que partage le député libéral Sameer Zuberi, qui a siégé au sous-comité des droits internationaux de la personne du Comité permanent des affaires étrangères et du développement international de la Chambre des communes.

M. Zuberi, qui se dit très préoccupé par la situation des Ouïghours – qu’il juge « insupportable » –, juge que le Canada n’est pas assez puissant pour se dresser seul face à la Chine. « Nous devons nous associer à d’autres puissances pour ramener la Chine à la raison […] Ce que fait le gouvernement chinois doit cesser », affirme-t-il.  

La solidarité silencieuse des autres Chinois

Les Ouïghours de Montréal ne sont pas seuls dans leur combat. D’après M. Alip et Pakyar, de nombreux Chinois sont solidaires de leur cause, surtout parmi la jeune génération. « Que pensez-vous de la situation des Ouïghours au Xinjiang ? » avons-nous demandé à une dizaine de membres de la diaspora chinoise dans le quartier chinois de Montréal. La plupart ont préféré ne pas répondre ; seules deux personnes nous ont fait subtilement comprendre qu’elles ne la cautionnaient pas.

Une solidarité silencieuse pour ne pas s’attirer les foudres de Pékin, qui surveille non seulement ce qui se déroule à l’intérieur de ses frontières, mais aussi ce qui se passe au-delà. C’est notamment le cas de Min (nom fictif), une jeune Chinoise de 26 ans qui étudie à l’Université McGill. C’est en murmurant qu’elle a avoué soutenir la cause des Ouïghours.

« Je les soutiens moralement, mais j’ai peur de prendre la parole sur les médias sociaux », nous a-t-elle confié lors d’une entrevue qu’elle a refusé que nous enregistrions, par peur de laisser des traces de son témoignage. « Je dois faire attention, mes grands-parents sont encore en Chine. Mon grand-père s’est battu contre le Japon pendant la guerre. Je ne veux pas qu’on leur fasse du mal.

Je sais que, si je parle publiquement, on pourra facilement me retrouver. » Comme la plupart des Chinois de la diaspora, Min est consciente des conséquences que sa prise de position pourrait avoir dans une Chine où le pouvoir est allergique à toute critique.

« Mon gouvernement a tellement de police en ligne et de renseignements sur les gens, explique l’étudiante. Ce ne serait pas difficile pour lui de me retrouver et d’attaquer ma famille. Mes parents vivent à Vancouver. On communique sur WeChat, et j’ai peur d’en parler avec eux. Je sais que le gouvernement chinois surveille les conversations. Nous ne parlons jamais négativement de la Chine lorsque nous communiquons sur Internet.»

Au moment d’écrire ces lignes, le consulat général de Chine à Montréal n’avait toujours pas répondu à nos demandes d’entrevue.

Pour aller plus loin…

Une manifestation est organisée ce dimanche pour protester contre la persécution dont les Ouïghours sont victimes au Xinjiang.

Éradiquer les virus idéologiques : Vague de répression en Chine contre les musulmans du Xinjiang , un rapport de l’ONG américaine Human Rights Watch

L’organisme Soutien international aux Ouïghours a proposé au gouvernement canadien un plan politico-humanitaire en 12 points « pour soutenir les populations ouïghoures marginalisées».

L’actualité à travers le dialogue.
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